AUBE (CHANSON D’)

AUBE (CHANSON D’)
AUBE (CHANSON D’)

AUBE CHANSON D’

Deux amants, dont la nuit a favorisé la rencontre, déplorent l’approche du jour, venu trop tôt à leur gré: tel est le thème de la «chanson d’aube», genre lyrique des XIIe et XIIIe siècles, ou simplement «aube», d’après la transposition française du mot alba qui désigne le genre dans la poésie provençale, où il est plus richement représenté que dans celle du Nord.

S’il est un thème répandu dans tous les pays et dans toutes les littératures du monde c’est celui des regrets et des espérances de deux amants contraints de se séparer après une rapide rencontre nocturne. Son origine populaire ne saurait être mise en doute. Dans leurs formes les plus simples et, semble-t-il, les plus anciennes, les aubes médiévales demeurent proches de cette tradition populaire. On a donc pu considérer qu’au début l’aube n’a constitué qu’une variété de la «chanson de femme» (chant de danse exécuté par les femmes aux fêtes du printemps), tandis que dans une forme plus évoluée le monologue de l’amante a été remplacé par un dialogue des deux amants.

Cependant, la plupart des aubes nous révèlent l’adaptation courtoise du genre: les amants qu’elles mettent en scène sont la dame et le chevalier, à qui s’impose plus dramatiquement que dans les formes populaires la nécessité absolue du secret, puisque, selon la conception courtoise de l’amour, la dame est toujours une femme de haut rang mariée à un châtelain jaloux. Le décor seigneurial et chevaleresque se précise par l’intervention d’un nouveau personnage, la «gaite» ou le guetteur qui, au sommet d’une des tours du château, annonçait les heures de la nuit, puis le lever du jour. Dans les aubes courtoises, ce personnage devient le confident et le complice des amants. Il semble n’avertir de l’approche du jour que pour les mettre en garde contre les espions et les «losengiers» (les médisants et les jaloux).

Dans l’alba provençale, le nom même du genre, alba, devait figurer dans le refrain, tandis que l’aube française n’observait pas toujours cette règle. En dehors de cette légère différence technique, d’autres raisons peuvent incliner à croire que l’alba et l’aube se sont formées indépendamment l’une de l’autre. Cependant, il est à peu près certain que l’alba provençale a servi de modèle courtois aux trouvères du Nord. Venu de Provence et de France, le genre a été adopté sous le nom de Tagelied par les Minnesänger allemands.

En examinant quelques textes provençaux et français du XIIe et du XIIIe siècle, nous pourrons, jusqu’à un certain point, suivre le développement de l’aube. Au début, celle-ci est une chanson de femme, un simple monologue que prononce l’amante au moment de la séparation. Nous trouvons un très bel exemple de ce type ancien dans une aube provençale anonyme qui commence ainsi: «En un vergier sotz folha d’albespi... ». Elle est fraîche, naïve, passionnée, d’une grâce qui fait penser à l’anthologie grecque. Aux éléments primitifs se mêlent des éléments courtois (allusion au veilleur de la tour qui, cependant, n’est pas encore ici confident et complice des amants, et, surtout, détail de la brise qui apporte encore la présence et déjà le souvenir de l’ami alors qu’il s’éloigne).

Une aube française de la fin du XIIe siècle, conservée par un manuscrit unique (Chrestomathie de Bartsch), est encore une chanson de femme qui déplore l’absence de son ami. L’amante maudit non seulement la clarté du jour qui permet aux «envieux» de l’épier, mais aussi les nuits qu’elle est contrainte de passer loin de celui qu’elle aime.

Dans une alba provençale, elle aussi de caractère narratif (Chrestomathie d’Appel), la primitive chanson de femme est devenue une chanson d’homme. Cette variante révèle une intéressante évolution du genre, mais le fait le plus notable dans le développement de l’aube est le rôle de plus en plus grand joué par le guetteur de nuit. Ce motif est, avec le raffinement de la versification, le plus propre à déterminer le caractère courtois du genre.

Une alba, très belle, du troubadour Guiraut de Borneil (originaire du Périgord, il vécut de 1165 à 1200 environ) est placée tout entière, à l’exception de la strophe finale, dans la bouche du guetteur. Ce dernier — variante originale — est un ami qui a veillé toute la nuit sur la sécurité du couple. La pièce commence, avec l’ampleur d’un hymne, par une invocation splendide à Dieu (on sait que, dans l’inspiration courtoise, l’exaltation amoureuse annexe en quelque sorte le sentiment religieux et paraît l’englober en le dépassant).

Dans la poésie provençale, l’aube a connu au XIIIe siècle, après la croisade des albigeois, un développement tardif et artificiel: quelques troubadours, notamment Guiraut Riquier et Folquet de Marseille, ont composé des aubes pieuses, véritable gageure. Il va de soi que, dans ces transpositions religieuses d’un genre très profane, la nuit et l’aube prennent une valeur symbolique et représentent, la première, le péché, la seconde, la pureté du cœur et le règne de Dieu dans les âmes.

La seule aube française à personnages, la seule qui rappelle vraiment les albas provençales, est la chanson dite de la Gaite de la tor (Bartsch, Chrestomathie de l’ancien français ). Cette chanson, assez tardive, d’un rythme vif, présente le caractère d’une petite composition dramatique. Nous rencontrons ici, semble-t-il, la forme extrême et la plus conventionnelle atteinte par le genre de l’aube au XIIIe siècle.

Si nous n’avons conservé que de rares échantillons de l’alba provençale et des aubes françaises, la vitalité du genre semble pourtant avoir été assez grande et, en dehors même de la poésie lyrique, il a exercé son influence sur d’autres genres littéraires. Il en va ainsi dans la «chantefable» d’Aucassin et Nicolette (épisode de la «gaite») et dans le petit roman de la Chastelaine de Vergi , aux vers où l’auteur évoque le bonheur trop rapide que l’amant goûte pendant la nuit auprès de sa dame. Enfin, comment ne pas rappeler l’immortel dialogue de Roméo et Juliette où Shakespeare a repris lui aussi le thème majeur de l’aube médiévale, peut-être par l’intermédiaire de quelque ballade perdue qui imitait un modèle français, en tout cas sous une forme qui semble remonter à la plus ancienne tradition: «Non, ce n’est pas le jour, ce n’est pas l’alouette, mais c’est le rossignol que l’on entend là-bas.»

Encyclopédie Universelle. 2012.

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